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Montale, la souffrance des pierres.

par Yves Ughes

On le sait, le XIX ème siècle n'en finit pas de mourir et le XX ème ne commença réellement qùen 1914. La guerre et son cortège d'horreurs ont dit clairement alors sous quel sceau et sous quels signes allaient se développer les décennies à venir. Ce siècle qui devait couronner l'idée de progrès en associant la science et la culture allait verser dans la barbarie et cultiver la régression. Quand l'Europe sort de ce premier conflit mondial, elle émerge  comme un continent amputé, en panne de projets. La confiance dans les messages du passé est entamée, Paul Valéry ne manque pas de le souligner : "Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles". Sous la crise des valeurs, c'est l'homme qui est touché, cet image de l'homme positif venu de la Renaissance et enrichie par les Lumières. Cette crise de conscience et de confiance qui sévit sur l'Europe est vécue sur un mode plus intense encore en Italie. Le peuple italien a hésité avant d'entrer dans la guerre ; une fois engagé il a payé sa part de sacrifices. La victoire ne lui apportera que vexations. Les partages se feront sans lui, les miettes même seront comptées et l'Italie pourra dès lors parler de "victoire mutilée". Le doute viendra alimenter les crises d'identité. En 1925, quand Montale publiera ses premiers textes, Pirandello écrit  un roman au titre évocateur : Uno, nessuno e centomila. L'homme ne se présente plus comme une entité positive, mais comme une fragmentation permanente. Il se perçoit comme un ensemble fuyant et fluctuant, un être variant selon ses observateurs. L'existence se fait impossible.

            Face à ce gouffre, les réponses politiques ne manquent pas de se développer avec une fortune d'autant plus importante que leur message est simple. Face au trouble suscité par la modernité, le nationalisme et le fascisme présentent des recours faciles. Ils comblent le vide par la virilité exacerbée, la démonstration de force, les références à l'Empire romain.

            La caricature ne doit cependant pas cacher le travail profond et discret de nombreux auteurs italiens qui ont su affronter la béance du monde moderne, la vivre douloureusement et tenter de la dépasser par la création.

            C'est dans ce mouvement que surgit l'ouvre de Montale, mouvement que d'aucuns appellent  "l'essentialisme". la poésie y est travaillée dans le plus absolu dépouillement. Son premier recueil est publié à Turin en 1925, et s'intitule Ossi di seppia.

            Ce recueil se présente comme un lieu complexe, nous avons tenté d'y circuler,  traçant un itinéraire par rapprochements, par oppositions; c'est ce chemin que nous proposons.  

                         

            Chez Montale l'ouvre plonge ses racines dans l'enfance, elle s'ouvre  par des adieux à cette période bénie. L'un des textes porte  un titre révélateur : "fin de l'enfance", la nostalgie peut s'y lire en toute transparence :

                                    Mais au retour par les sentiers
vers la maison en bord de mer, asile clos
pour notre enfance ébahie,
rapide répondait à chaque mouvement de l'âme un accord
extérieur : de noms se revêtaient
les choses, notre monde avait un centre.(…)
Nous étions dans l'âge virginal
où les nuées ne sont ni chiffres ni sigles
mais de belles sœurs qùon regarde passer. (1)

On le voit d'emblée l'âge d'or de l'enfance ne se caractérise pas uniquement par la pureté, c'est une relation avec le monde qui se joue : en cet état de grâce la communion est immédiate et peut se passer de sigles et de chiffres.

                        Accéder à l'âge adulte signifie au contraire couper ces liens originels, se séparer de ce que Montale appelle le giron universel. Dès lors l'homme se découvre vulnérable et isolé, précaire, éphémère. Dans un monde en crise, qui n'offre plus de projets collectifs ni d'enveloppe commune, l'être projeté dans l'âge mûr est un être démuni. L'univers se fait à la fois grimaçant et inaccessible. Dans cet ensemble fuyant l'être ne peut s'atteindre.

Face à cette douleur de d'adulte, la poésie de Montale s'impose d'emblée un devoir de pudeur et de vérité.  Le rôle du poète n'est pas d'orner le réel avec des fleurs de rhétorique mais de le surprendre dans sa dérobade. Paradoxalement l'intensité réside dans la captation du néant. Le poème ne peut se vivre que comme une opération de démystification, un acte de dévoilement autant que de déchirement.

                                    Peut-être un matin allant dans l'air aride,
comme de verre, me retournant verrai-je s'accomplir le miracle :
le néant dans mon dos, derrière moi
le vide -avec la terreur de l'ivrogne.
Puis, comme sur l'écran, se camperont d'un jet
arbres, maisons, collines, pour l'habituel mirage.
Mais il sera trop tard, et je m'en irai coi
parmi les hommes qui ne se retournent pas, seul avec mon secret. (2)

            De semblables instants sont des instants de panique. Dès lors est forte la tentation de l'illusion  pour celui qui ne veut voir son aspect fugace. Pour ne pas se trouver face à leur vacuité, les hommes comblent  le monde de leurs divertissements, et quand ils se regroupent et cherchent un lieu où s'étourdir, c'est en créant des villes qùils concrétisent les éléments de leur fuite mentale. La ville occupe dans le recueil une place modeste mais révélatrice. Le poète ne fait qùy passer, mais il ne manque pas d'en stigmatiser le ridicule. Il suffit de lire le texte "Caffé à Rapallo" pour s'en convaincre. Les mots y retracent les efforts produits par les hommes pour dissimuler leur nanitude. Mêlant toutes les fêtes et toutes les mythologies, la ville n'a de cesse de mettre en avant tout ce qui , en brillant, brouille la réalité de notre condition. Pour tenter de retrouver le paradis perdu de l'enfance, la ville mime les gestes de la fraîcheur initiale mais, la grâce s'étant retirée, ce qui était enfantin devient infantile. Ce qui était magique devient tintamarre et l'unité originelle s'est muée en fusion grégaire :

                                  il s'en allait un monde nain
dans un vacarme d'ânons et de brouettes,
dans les bêlements des moutons
de carton-pâte, et dans l'éclair
des sabres gainés de papier d'argent.
Passèrent les généraux
avec leur bicorne de carton,
brandissant lances de nougat; (…)
La horde passa dans le grondement
aux mille pattes du troupeau effrayé
par le tonnerre encor tout proche.
elle trouva refuge au pâturage
qui pour nous plus ne sait verdoyer. (3)

            Pour Montale, la ville est donc à l'existence originelle ce que Babylone était au jardin d'Eden. Quand le paradis est perdu, au lieu de réfléchir sur son néant l'être s'invente des espaces susceptibles de lui donner quelque importance, des territoires limités qùil va combler de ses outrances.                                           

            Babylone  du monde moderne, mais pas seulement. On sait que le nom de cette ville se dit en hébreu Babel. A y bien regarder la ville de Montale tient autant de Babel que de Babylone, non par la hauteur mais par le langage qùon y pratique. Dans cette cité en construction qui veut rivaliser avec Dieu, une caractéristique ne peut en effet nous échapper : les hommes parlent un langage unique, la Bible dit des mots uns. Derrière l'unicité de cette parole se cultive l'anonymat, le projet unique. Chacun parle comme l'autre, chacun est l'autre. Il en va de même dans la cité de Montale, le langage qui a cours se situe dans le bruit, un bruit omniprésent que les hommes cultivent pour se complaire dans la logique du troupeau. Ils y tournent en rond, comme empressés de ne point définir une quête personnelle.                                                                                   

 et puis ce fut la troupe
portant bouts de chandelles et lampions
et les boîtes tintantes
qui rendent le son le plus commun, (3)

            Faisant écho à ce vacarme commun s'élève la plainte du poète qui sait le vide et qui se situe de l'autre côté de l'illusion :     

      Ecoute-moi : les poètes lauréats
Ne se meuvent que parmi les plantes
Au nom peu usité : buis, troènes ou acanthes.
Pour moi j'aime les routes qui mènent aux fossés.(4)


Si la poésie  ne peut que se situer hors de Babylone, elle s'oppose aussi à l'unicité du langage de Babel. Elle cherche une voie autre qui créerait un espace pour une autre pratique du langage.

 Pour Montale la langue ne se peut pratiquer que dans une interrogation permanente sur sa légitimité. Si l'orgueil et le fard sont traqués dans la ville -cette création factice de l'homme- le savoir prétentieux le sera également dans la langue. Il est des parvenus du langage comme il existe des parvenus de la richesse. Au-delà du bel esprit, c'est l'esprit tout court qui est mis en cause par le poète. De quel droit exercerait-il une supériorité quelconque dans le texte poétique ? . Montale définit en trois mots ce que peut être le savoir conceptuel : l'esprit enquête, accorde, sépare. (4).  Il en va des constructions de l'esprit comme des constructions de la ville : elles sont plaquées sur l'univers et peuvent s'avérer totalement illusoires. Travailler la langue avec le seul concept, organiser le monde en fonction de constructions mentales revient à élever un mur de mots entre la vie exubérante de l'univers et la profusion fuyante de notre intensité intérieure.

Et les mots dès lors deviennent ciment, obstacles : ils réduisent le monde, et figent notre perception. Ainsi se développent dans les Ossi les images de l'emprisonnement de l'homme. Le mur devient l'expression imagée de la punition infligée à l'homme qui manie la langue comme un instrument de domination. Au gré des textes se multiplient les images d'un resserrement de l'espace. Le cercle se referme sur celui qui parle ; celui qui croyait s'approprier le monde par la parole se retrouve confiné dans un monde sec, fait de lames acérées, de plantes aiguës et blessantes.

                      et, marchant au soleil qui aveugle,
sentir, triste merveille,
combien sont toute la vie et ses peines
dans ce cheminement le long d'une muraille
qui porte tout en haut des tessons de bouteille.(5)

            Se multiplient ainsi les évocations d'éléments acérés : les ronces, les pierres transforment le monde l'homme en enfer.

            Alors que l'homme se retrouve ainsi rabougri sur terre, voici que par un contrepoint douloureux, il peut observer un spectacle de grâce et de bonheur. Dans le poème intitulé Falsetto. Montale décrit en effet une jeune fille sur le point de plonger et les vers se font de nouveau soudainement radieux.

                        L'eau est la force qui te trempe,
dans l'eau tu te retrouves et tu te renouvelles (…)
Tu hésites au sommet de la planche tremblante,
tu ris, et comme enlevée par un vent,
tu t'abats dans les bras
de ton divin ami qui se saisit de toi.(6)

Ce texte n'est pas animé par une rancour d'adulte. Il prolonge la réflexion sur le langage amorcée dans les textes précédents ; il insère cette démarche dans une véritable dimension mythologique.

            Effectivement, cette langue qui enferme dans des cercles de terre aride, c'est la langue de la terre. La terre est maternelle, elle enfante l'homme et le nourrit. Quand il s'en sépare, elle lui donne la langue pour combler le vide. Cette langue maternelle qui nomme le monde à distance, est un don empoisonné, l'homme s'y enferme. Et l'on peut en effet sentir le dépit du poète à la fin du poème cité :                             

       Nous te regardons, nous de la race
de qui demeure à terre. (6)
                                                                             

Nous nous trouvons donc en présence d'une double constat. D'une part s'impose  la langue terrienne, maternelle, dominée par le concept qui enferme. De l'autre se fait entendre un appel qui  vient du flot méditerranéen. Comment y répondre ? En déstructurant cette langue donnée en héritage, afin de se rendre disponible face à l'appel de la mer.   

Le concept est alors attaqué ; par étirement, par dilution, il sera estompé. Il faut faire en sorte que cet esprit qui régente la langue du pouvoir et la langue lauréate ne participe plus à l'organisation de la phrase. Les mots doivent libérer leur propre charge interne et s'associer en fonction d'attraits nouveaux, d'échos. La volonté de Montale apparaît nettement dans les nombreuses phrases négatives qui émaillent les textes : un mot est avancé, mais il n'est pas le bon, suit une périphrase qui vient corriger la portée des syllabes, en compliquant le message:

           Le froissement d'ailes que tu perçois n'est pas un vol
mais commotion du giron éternel…
Ce n'était pas un jardin, mais un reliquaire. (7)

            Dépouillés de leur charge trop abruptement signifiante les mots se libèrent des contours précis et des messages obligés ; au lieu d'établir des relations nettes ils s'offrent dans le vers comme autant de crispations, comme les palpitations d'une lumière qui clignoterait dans des zones d'ombre. Le mot n'est plus une entité sûre, son enveloppe de certitudes est rongée, il s'apparente désormais à un os de seiche rongé par le sel marin. Il échoue dans le texte qui s'en remet mal de ce mystère qui le travaille.

            Cette érosion du vocabulaire se trouve souvent conjuguée à un étirement de la phrase. Les constructions syntaxiques sont élancées, audacieuses, elles procèdent par propositions incises, par appositions, elles s'agencent de façon multipolaire. Nombreux sont les vers organisés en cascades, le concept y est étiré, et ce que l'esprit du lecteur en retire relève de la quête lacunaire. "Cherche une maille rompue dans le filet"(7) recommandait le poète, de fait le filet de la langue est ici déchiré, et quand la pensée remonte à la surface du texte, elle découvre que ces sens qùelle croyait captifs ont fui à travers les mailles rompues. N'en demeurent que les traces.

                        Les textes s'ouvrent ainsi à cet part d'inconnu que possèdent les mots en leurs profondeurs ; le poète, enfin libéré de toute mission, de tout poids messianique, se situe en toute humilité dans le monde, en quête non plus d'un sens salvateur, mais de sensations élémentaires susceptibles de relier l'homme à la vie de ce monde. Désormais affranchi de la langue maternelle, de la langue de la terre, il peut s'ouvrir à cette force qui le sollicitait. Un dialogue  est enfin possible avec ce flot méditerranéen qui l'attire de longue date.

            S'ouvre dès lors une sous-partie essentielle du recueil qui s'intitule Mediterraneo. Tout converge vers ce flot, sans cesse les textes présentent un mouvement descendant, irrésistiblement les pas mènent et ramènent vers cette mer mystérieuse. Quel type d'échange se noue donc entre le poète ligure et la Méditerranée ?

                        Afin de mieux saisir le sens de ce dialogue, il convient d'évoquer le sexe des mots. Bachelard ne manque pas d'insister sur cet aspect du langage. Il évoque ainsi, en l'approuvant, une préface à l'ouvre d'Edmond Jabès:  "Le poète sait qùune vie violente, rebelle, sexuelle, analogique se déploie dans l'écriture et l'articulation.Les mots sont sexués comme nous et comme nous membres du Logos."(8). Et le sexe des mots présente chez Montale une nuance qùil  convient de souligner : la terre en Français comme en Italien relève du genre féminin. En revanche si notre langue croit bon de féminiser la mer les Italiens disent Il mare, et lui attribue donc une connotation masculine. L'analyse pourrait sembler excessive, si elle ne se fondait sur des vers très précis. Face à la Méditerranée, Montale se place délibérément en situation de fils face au père. "Et ce qui monte en moi/c'est la rancour peut-être/que tout enfant, o flot marin (mare), a pour son père". (9). Qùapporte donc cette confrontation qui va au-delà de la simple pose face aux flots ?

            La mer place obligatoirement l'homme en situation d'humilité: on est placé en terre une fois mort, on plonge au contraire dans les flots pour revivre et se renouveler. La Méditerranée devient ainsi la force qui met l'homme à sa place et qui, parallèlement, l'accepte. Une relation de formation peut s'établir sur ces bases.

       …Tu m'as dit le premier
que le menu ferment
de mon cœur n'était qùun moment
du tien; que j'avais en moi
ta loi aventureuse : être vaste, divers,
fixe tout ensemble;
et me vider ainsi de toute souillure
comme toi qui rabats sur les rives,
entre bouchons, algues et astéries,
les inutiles décombres de ton abîme. (10)

                        Et le paradoxe formateur semble  bien résider dans la nature même de la mer: se faisant et se défaisant sans cesse, elle existe toujours; défiant toute organisation logique, elle n'en bâtit pas moins un ordre. Comme rassuré par cette fluctuation constructive l'homme peut enfin percevoir un  sentiment de paix ; un univers de bonheur semble se dégager de ce dialogue filial, la confiance est rétablie en un père démiurge.

             Le livre n'en est pas moins organisé comme le jeu d'une vague montant pour mieux refluer. La relation nouée avec le père est formatrice mais de courte durée. Certains critiques présentent cette relation comme l'expression d'une attitude freudienne. Pour être plus simple, ne peut-on simplement avancer qùil s'agit d'une tentative de dépassement de la précarité mortelle ? tentative vouée d'emblée à l'échec. Si notre passage st par nature éphémère, que sont en revanche les siècles pour la mer ? La rupture ne peut que se produire ; aucun travail sur langue ne peut effacer à tout jamais le concept du temps.

                                    Parfois, soudaine, arrive
l'heure où ton cœur inhumain
nous effraie, du nôtre se sépare.
De la mienne ta musique discorde,
Alors, et m'est ennemi chacun de tes mouvements.
En moi je me replie, vide
de forces, ta voix me paraît sourde.
Je fixe la pierraille
vers toi par degrés descendante,
jusqùà la rive en pente qui te surplombe,
friable, jaune, ravinée
de torrents de pluie.
Ma vie est ce versant sec…(11)

                        Le poète renoue avec les images négatives, comme effrayé par la force du flot méditerranéen, il se fait pierre, puis plante accroché au roc, puis roseau errant sur ses racines visqueuses.

            La mer pourtant n'efface par sa marque dans les textes. Si elle s'estompe de la thématique, elle se place au centre de la création poétique. Elle transmet ses leçons, ses rythmes et sa musicalité. De cette contemplation fascinée puis dépitée, Montale conserve le ferme désir de trouver une parole qui tire sa justification du flot marin. Il ne s'agit pas de créer une harmonie imitative pittoresque, mais de donner à la langue cet influx qui court en toute musique. Après l'opération d'érosion de la langue maternelle, se met en place la création d'une langue venue du père, capable de saisir la part musicale du monde et des mots. Cette création est explicitement évoquée                                     
                                 
pourtant d'une chose à nous tu t'en remets,
père, celle-ci : c'est qùun peu de tes dons
pour toujours ait passé dans les syllabes
que nous portons…(12)

Seule une langue susceptible d'associer musique, rythme et sens peut tenter de capter quelques parcelles de cette richesse, à condition que le sens soit enrichi en permanence par le rythme et la musique. C'est dans ce cadre que se développe la poésie de Montale.

Cette poésie travaille ainsi là où se noue le mystère de la parole. En septembre 99, dans un entretien accordé au Monde de l'Education, Yves Bonnefoy était interrogé sur ce thème  : "la sonorité dans les mots n'est-elle pas ce que vous cherchez à atteindre ?" Il répondait en ces termes : "Certainement. Je crois même que si la poésie est possible, c'est parce que le mot est à la fois son et sens, pour une part ce qui se prête  au concept et pour l'autre ce qui, en tant que sonorité, est au sein même de la parole, une puissance concrète de la réalité sensible." (13).

                        Montale n'imitait pas le flot méditerranéen, il créait pour être à la hauteur des exigences de ce flot. Son poème devient participation physique au chant de la mer, au chant du monde.

                        Même si elle n'a pu être appliquée dans sa totalité, la leçon du père a été comprise et pratiquée.

                                                Pour terminer cette lecture des Ossi, on pourrait s'interroger sur la proximité de deux dates : en 1922, Mussolini prend le pouvoir ; en 1925, Montale publie son recueil. Une réalité s'impose d'évidence, pas un mot du poète ne fait allusion au pouvoir musssolinien, Comment expliquer ce parti-pris ? Montale souhaitait-il s'enfermer dans un attitude d'artiste coupée de l'existence quotidienne des hommes ? Cette idée est d'emblée réfutée par le poète, pour lui l'art ne doit pas couper de la vie. Se jugeait-il incompétent en politique ? mais alors pourquoi envoyait-il, à la même époque, des articles antifascistes à son ami Gobetti pour son journal Rivoluzione Liberale ?En fait tout est plus simple et plus complexe à la fois :  Montale poète lutte sur le terrain de la poésie. Et cette lutte se déroule à deux niveaux.

            Le premier réside dans la rupture. Quand l'Italie devient fascisante elle se fait monumentale et grandiloquente. Le régime se veut épique. Sont ainsi récupérés tous les excès lyriques, tous les signes de grandeur. Face à cette démesure, Montale est en quelque sorte un défaitiste sur le plan philosophique et littéraire. Là où l'on glorifie l'homme positif et conquérant, il dénonce l'absurdité de notre condition ; là où les actions de l'homme sont célébrées, il évoque avec insistance notre précarité. En soi cette humilité poétique est déjà un acte de résistance. Mais il y a plus probant encore.

            Effectivement s'engager ouvertement contre le fascisme par des textes poétiques n'était-ce pas encore se placer sur le plan du concept, en faisant d'ailleurs courir aux textes le risque de devenir un instrument de propagande, daté et passager ? Le travail poétique de Montale est plus profond et plus durable. Par ses poèmes, il place l'homme face à son mystère et face à sa finitude. Il l'invite ainsi, au prix d'un réel effort de lecture, à partir dans une véritable quête intérieure. Le fascisme c'est le monde bardé de certitudes, le mondes des idées sommaires et frustes, transmises par une parole aliénante et dominatrice. Une  parole de pouvoir. Ce n'est pas par des concepts qùun poète peut lutter contre pareil système, mais par des textes permettant à chacun de découvrir sa propre richesse, son humanité profonde. En chacun de nous gît en effet ce sens de l'intensité, cette émotion que Pierre Reverdy appelle poésie. Mais, en devenant adulte, de peur de perdre notre pouvoir tout neuf sur les êtres et sur les choses, nous enfouissons cette force. Montale nous invite à une démarche à rebours, il nous pousse à ronger le concept qui réduit le langage afin de retrouver par la poésie cette part de nous-mêmes qui est désormais devenue la part manquante. Là encore, le rapprochement est possible entre Montale et Bonnefoy. "Je voulais une parole plus proche du réel que celle des autres poètes que j'avais connus. Plus proche du réel dans quel sens  ? Il me semblait vivre sous une cloche de verre, et pourtant je me sentait proche de quelque chose d'essentiel. A l'éloquence de notre vieille langue littéraire je voulais tordre le cou."(14) . La déclaration est de Montale et souligne bien le sens du travail poétique : se dégager de la langue surfaite pour retrouver la fraîcheur de la perception, cette intensité léguée en nous par l'enfance.

            Bonnefoy définit quant à lui le travail poétique en ces mots : "son regard (de la poésie) reprend contact avec la réalité immédiate que le savoir conceptuel a voilé par des restructuration, des formulations.(15). Les deux démarches convergent et toutes deux font apparaître l'essentiel de la poésie. Par elle nous déchirons en nous les illusions du pouvoir, des pouvoirs qui nous écrasent et aliènent. Nous retrouvons une parole humble et exigeante qui obéit à une ligne sensorielle autant que spirituelle. Par l'intensité créée nous nous redécouvrons homme, prêts à partager cette intensité avec les autres hommes. La poésie de Montale parce qùelle s'est appuyée sur cette pratique s'est opposée au régime fasciste par un travail accompli dans les profondeurs. Mais elle nous signale aussi que la poésie s'oppose à tous les pouvoirs. Hier contre l'oppression dictatoriale, aujourd'hui contre l'oppression mercantile. Montale et Bonnefoy avancent dans le même sens. En refusant de participer à une langue de domination, en créant les conditions pour que se développent une langue humaine, ils sont de fait des opposants à la communication vaine et dominatrice. Le texte poétique est acte de résistance en soi parce que "la poésie" comme l'affirme Bonnefoy "est mémoire, mémoire de l'intensité perdue"(18) ? 

                                                         

Notes.

1.Eugenio Montale. Os de Seiche. Ossi di Seppia. Edition bilingue, Gallimard, "du monde entier"1966. Traduit de l'italien et préfacé par Patrice Angelini, avec le concours de Louise Herlin de Georges Brazzola.  "fin de l'enfance". p. 139

2. ibid. "peut-être un matin". P. 95

3. ibid.  "Café à Rapallo". P. 43-45

4. ibid. "les citronniers". P. 27

4. ibid.  "les citronniers". P. 29

5. ibid.  "s'assoupir.." . P. 69

6. ibid.  "Fausset". P. 39

7. ibid.  "In limine". P. 23

8. Gaston Bachelard. La Poétique de la rêverie. Quadrige/Puf. 1993. P. 44

9. ibid.    "Parfois, soudaine, arrive". P. 125

10. ibid.    "O, toi l'ancien".P. 117

11. ibid.    "Parfois, soudaine, arrive". P.125

12. ibid.   "Nous ne savons pas quel lendemain". P. 127

 13. Le Monde de l'Education. septembre 1999. Entretien avec Yves Bonnefoy : "La poésie peut savur le monde."  P. 17

14. Montale, "Interview imaginaire" in Os de Seiche. P. 14

15. Le Monde de l'Education. septembre 99. Entretien avec Y. Bonnefoy. P. 16

16. Ibid. P. 16


(Yves Ughes
C
e texte a été présentée dans le cycle
des conférences de l'Association Podio,
a la Bibliothèque Municipale de Grasse, France)